Aux larmes, et cætera.



« Serrer chacun contre son cœur comme s’il était un membre de sa propre famille, cela seul est digne d’un homme. »

J’avais cette phrase du bouddhiste  Svami Prajnanpad dans la tête.  Et je me disais : « si c’est une femme… c’est encore mieux ! » A ce stade de mes réflexions philosophiques, soudain, malgré l’obscurité,  je l’ai aperçue : seule, face au Doron, le dos voûté.  Elle semblait secouée de sanglots sous cette pluie de novembre. « Vas-y mon vieux,  je me suis dit, c’est le moment ! Une femme qui pleure … fastoche !  Me voici me voilà ma princesse.  Je te tends un mouchoir et, hop, c’est dans la poche. Colle-toi contre bibi ma poulette. Tu verras, c’est un tendre. » Oui,  la vue d’une femme tout éplorée me tourneboule le palpitant. Il me vient des envies de la prendre dans mes bras, je sens pousser en moi des bravoures insoupçonnées.  Je cours, je vole, je la venge… et plus si affinités. Elle était cuite.  A priori.
Sauf que celle-ci, lorsque je me suis approché, aurait glacé un incendie. Imperturbable la minette, pétrifiée dans sa douleur, sourde à mes avances. Moi, en revanche, j’en tenais une bonne… de cuite.  Je venais d’enterrer ma vie de célibataire…  Finies les troisièmes mi-temps au rugby, les matchs de foot entre copains, les beuveries du samedi soir. J’enterrais plus que ma vie de garçon, j’entrais dans l’ère des responsabilités et je voulais en profiter. Une dernière fois.
Cependant, tandis que j’étreignais l’éplorée, j’ai réalisé tout à coup que j’enlaçais un truc froid comme le marbre. J’ai secoué mes pieds  qu’entravait quelque chose : à mes godasses, s’étaient agrippées des roses en plastiques. Un ruban tricolore usé, pendouillait encore à l’une d’entre elle.  J’ai dégagé ce serpentin et j’ai lu, sous la lueur lunaire : « Aux morts tombés pour … » le reste était effacé.  Merde ! Je me suis dit. C’est pas bon signe. Et comme la fille n’avait pas bougé d’un iota, j’ai commencé à comprendre. J’ai regardé à droite, à gauche, et je me suis rendu compte que j’avais grimpé sur le Monument aux Morts de Termignon. Je tenais dans mes bras la Pleureuse.                                                                           
Et j’étais là, comme un imbécile, avec ma solitude et cette femme triste, tout en bronze. Ça m’a plombé tout à coup. Mais je ne sais pas pourquoi, je n’avais pas envie de partir, pas envie quitter celle qui, sous ce crachin d’automne,  semblait pleurer de vraies larmes. Je me suis accroupi et j’ai attendu. Je ne sais pas ce que j’attendais. Que le jour se lève, que le temps passe, que je dessoule. C’était étrange ; je restais là, totalement trempé, immobile comme elle.  Mais le silence de la nuit et  nos deux solitudes nous rapprochaient elle et moi.  Finalement je me suis adossé à son piédestal.  J’ai caressé les pierres d’Aussois de sa stèle et je me suis endormi,  laissant ce monument me murmurer son histoire.

Dans la salle de la mairie, les discussions du conseil municipal étaient vives, très vives. On voulait honorer la mémoire des anciens combattants avec un monument. Il fallait définir son style, sa taille et surtout son aspect. Un certain Médard Floret, revenu presque entier de Verdun,  criait plus fort que les autres.
-          Vos boulets de canons, vos poilus victorieux, vos Marianne triomphantes, je n’en veux pas. J’en ai assez vu, moi, des boucheries, des batailles. Y’en a aucunes de louables. Aucunes de glorieuses. Il n’y a que des pertes. Je rêve pour notre village d’une figure d’humanité.
Il y eut un silence profond. Son discours avait touché. François Rosaz avait perdu ses deux fils au front. Il opinait machinalement, avec tristesse, dans un coin sombre. Mais Victorin Vignoud, dont les deux fils étaient morts également, s’opposait pourtant.
«  Mes gars, ils ont donné leur vie pour la Patrie, c’est pour elle qu’ils se sont battus. Ce sacrifice doit être exalté, pas pleuré. Je veux une Marianne fière, qui lève le drapeau.»
Certains avaient applaudi. Surtout les plus âgés, restés au village. Mais Médard avait répliqué : 
-          - On n’exalte pas la guerre. Pour Termignon, pour nos trente-sept garçons tombés, il ne faut pas de ces bâtiments guerriers et commerciaux qui ont enlaidi nos villages de France.
Puis le maire  prit la parole :
-       -    Messieurs, Médard m’avait parlé de son projet : celui d’un monument « différent ». J’ai trouvé l’idée intéressante et j’ai  demandé au sculpteur Luc Jaggi, le fils d’Alexandrine Couvert,  d’y réfléchir. C’est un bon sculpteur. Hier matin, il est passé à la mairie me montrer une maquette. La voici.
Il déposa sur la table la pleureuse, version lilliputienne. En terre, quasiment identique à sa grande sœur.
 Un nouveau silence avait envahi la salle du conseil. Car la statuette était digne : une seule main sur le visage, l’autre le long du corps. Une femme en costume de pays, résignée à son destin. La douleur était saisie sur le vif. Non pas une  douleur crispée, exhibée mais celle d’un état d’âme pudique, tout intérieur.
 Le maire laissa le silence se dissoudre puis ajouta, comme pour convaincre les plus réticents :
-        -   Nous  placerons une plaque commémorative avec ces mots, si vous êtes d’accord :
AUX ENFANTS DE TERMIGNON GLORIEUSEMENT TOMBÉS POUR LA PATRIE -  LA COMMUNE RECONNAISSANTE- 1914-1918
Mais Victorin ne lâchait pas le morceau :
-         -  La plaque sera très bien. Mais pour le reste …. Un monument commémoratif doit transmettre un message aux générations futures. Qu'ont fait  les autres communes ? Termignon va être la risée de la France entière, la honte, le déshonneur de la Savoie,  avec cette bonne femme larmoyante ! Et puis on sait très bien, en partant au combat, qu’on risque sa peau, mais on le fait par devoir. Et c’est ce sens du devoir, ce sacrifice,  que nous commémorons.  Est-ce que l’on pleure des héros ?
Médard  connaissait bien le sens du mot «combat».  Qu’avait-il encore à perdre ?  Ce véritable Mauriennais était, lui aussi, opiniâtre :
-         -  De Grâce Victorin ! Lorsque nos fils se battaient, exaltaient-ils la guerre ?  S’ils se battaient, c’était bien pour un prompt retour à la paix. Dénoncer la douleur de la perte ne déshonore pas le prix du sacrifice ! Moi, le message que j’ai envie de transmettre aux générations futures, c’est avant tout un message de paix.  

La nuit devait déjà être bien avancée car je commençais à avoir un peu froid. Une pluie d’étoiles est tombée sur mon front. Je me suis allongé en chien de fusil sur le socle de pierre, et j’ai poursuivi mon voyage.

Dans l’atelier du sculpteur tout était calme. La fenêtre charriait des odeurs de foin fraichement coupé. Les fenaisons s’achevaient. Un vent léger soulevait le voilage. On entendait au loin les clarines des Tarines et, dans la pièce, la caresse de l’ébauchoir sur le plâtre.
-         -  Luc, je n’en peux plus… libère-moi. Je veux m’asseoir.
-          - Ne bouge pas Eugénie. Ne bouge pas. Songe  que je te sculpte pour l’éternité ! Encore quelques instants. Replace ta coiffe s’il te plaît, elle s’est affaissée… Ici, ce pli de la manche me résiste.  
Eugénie s’exécutait, reprenait la pause.
-        -   Luc, tu sais, je n’en reviens pas qu’ils aient choisi ta statue.  Qu’est-ce qui les a convaincus ?
-         -  Je ne sais pas. Le conseil a pourtant voté à la majorité. Ces bons paysans  sont pragmatiques ; le tarif défiait toute concurrence : j’ai promis que je ne leur facturerai que le métal et la fonte. Le reste, comme « enfant du pays »,  je suis heureux de l’offrir à la commune.  Mais je ne suis pas certain que l’argent ait été l’argument décisif. L’intervention fantôme des Séraphin du monument peut-être ?
Un sourire triste  se glissa sur le visage d’Eugénie. Un cher cousin disparu portait cet angélique prénom.
-           Reprends la pause Eugénie. Et cesse de rêvasser. Non, tes épaules, plus affaissées…. Oui. Voilà.

Au loin, un bruit de fanfares m’a réveillé.  Je me suis redressé. On était le 11/11/18. J’ai contemplé ma compagne de pierre et, avec délicatesse, lui ai déposé un baiser. Là, juste à l’angle du visage ourlé par la pression du pouce sur son front. Puis j’ai sauté sur mes jambes raidies et me suis attelé à lire, un à un,  les prénoms des trente-sept  jeunes, très jeunes hommes morts au combat :
« Francisque, Léon A. , Léon V., Sabin,  Félicien, Séraphin C et Séraphin P, Germain, Charles, Jean F.,  Abel, Jules H et Jules V, Edmond, Germain dit « Louis », Louis H., Louis R. , Louis V, Jean L., Jean R. et Jean M., Alexis,  Joseph Epoli P., Joseph P., Joseph R., Joseph T, Joseph V, Charles, Emile, Agathon, César, Emilien, Eugène,  Léonce, Gratien, Jules. »
Eux qui n’avaient pas eu la chance d’enterrer une vie de garçon, eux que leur mère n’avait pas  enterrés du tout.
J’ai ensuite rallumé mon portable qui s’est immédiatement mis à sonner.  C’était Claire, ma compagne.
-        -   Mince ! Mais j’ai essayé de t’appeler toute la nuit ! T’étais où ?
-        -   Euh !...  trop long à expliquer…  Comment vas-tu ?
-         -  Bien ! Mais ma nuit fut… disons… très mouvementée !
Je lui taisais la mienne, la compagnie d’une autre femme, mon épopée nocturne…
-         -  Mouvementée ?
-        -   Eh bien…  Notre petite fille est née, ce matin, à l’aube.
-         -  Comment ? Tu … tu as accouché, toute seule, cette nuit ?
-         -  Pas tout à fait seule ! Ma mère était à mes côté et c’est elle qui et m’a conduite à la maternité de St Jean.
A  cet instant précis, comme un caméléon, j’ai pris les couleurs des drapeaux qui s’approchaient. Je suis passé par le blanc, le bleu et le rouge de la honte. J’ai bredouillé :
-         -  Une pe… une petite fille,  tu  dis ?
-         -  Oui, plus de quatre kilos, toute potelée. Mais …. on ne s’est toujours pas décidé sur son prénom. Et là, vraiment, ça urge !  
Sans hésiter, j’ai répondu :
-          - Eugénie. On l’appelle Eugénie.
Il y a eu un silence. J’attendais, le cœur battant, et comme si l’avenir de la Patrie en dépendait, son verdict.
-         -  Tiens, pourquoi pas ? Oui, c’est joli « Eugénie ». Dis, toi, mon historien préféré, tu connais peut-être le sens de ce prénom ?
-          - Oui mdame ! Il vient du grec « eu » « genios » et signifie « celle qui est bien née !  »  Elle est née le jour d’une armistice, un jour de paix.
-         -  Super ! Mais … j’aurais vraiment préféré qu’elle naisse en présence de son papa !
Je me suis senti un rien nigaud, un rien irresponsable. Claire l’a deviné,  puis gentiment,  a ajouté :
-        -  Elle est belle, pleine de vie. Mais … ça va être chaud !  On va pas rigoler tous les jours… et je te parle même pas des nuits : 
Elle n’arrête pas de pleurer !







1 commentaire:

  1. Aux larmes etc...a bien mérité son premier prix. Sa lecture m'a beaucoup émue.

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