Heureux qui comme Ulysse
La maison de mon enfance, je suppose qu’elle ressemble à
toutes les maisons d’enfance.
Je
me souviens de mes frères jouant dans la poussière de la ruelle, rentrant
crottés, en guenilles, parce qu’ils avaient vécu des guerres fratricides dans
la rue de la Paix !
Ma mère les grondait
pour la forme car elle aimait je crois voir revenir ses garçons les joues
rouges, transpirants et joyeux, encore tout échevelés des rixes de l’après-midi.
Moi, le plus jeune, je restais dans les jupes maternelles à sucer mon pouce et
à rêvasser. Avec une sorte d’indolence, je laissais les jours s’enfiler
doucement au fil de mon existence comme les perles d’un collier. J’aimais la
solitude, l’entretien des ombres et de la lumière, les odeurs d’épices des
plats qui mijotaient. J’aimais surprendre les conversations de la rue, les éclats de rire des filles, le
bâton du vieil Amir cognant sur le pavé « clop clop clop ».
Ma
maison était installée dans un quartier populaire de la ville. Mon père l’avait
héritée de ses parents et sa mère vivait à nos côtés. Toujours vêtue de noir
depuis la mort de son mari, elle dispensait sa tendresse, contait des
histoires, pansait les blessures de guerre des genoux ou des culottes qu’elle
rapiéçait.
Lorsque
ma mère sortait ravitailler notre tribu, je m’accoudais à la fenêtre, intrigué
par le sac de toile usé qui se balançait au rythme de son pas, comme doué de
vie. Je guettais son retour du marché, car, alourdi de farine, d’agrumes, de
légumes, il précédait la gracile silhouette. Je l’observais tandis qu’elle
renvoyait à mes frères un ballon indiscipliné, échoué entre ses jambes, puis déposait
son cabas pour bavarder avec une voisine.
Accrochée
à la montagne, toute en pierre, notre maison donnait sur cette place. On y sortait
le dimanche des fauteuils pliants pour poursuivre les conversations, prendre
des nouvelles. Les hommes jouaient aux cartes au « café de la paix ».
Bien
que les ouvertures de la maison étaient étroites pour préserver la fraicheur,
notre porte s’ouvrait toujours bien grand. Nous étions simplement
meublés : un robuste bahut de bois, une cuisinière, une vaisselle de terre
cuite. Toutefois, un ancien tapis persan aux couleurs chatoyantes d’écarlate,
tapis qu’il aurait été sacrilège de fouler encore chaussés, déroulait sa
splendeur dans la pièce centrale. Il accueillait mes siestes qui se peuplaient
alors, mystérieusement, d’épopées célestes.
« Quand reverrai-je hélas de mon petit
village, fumer la cheminée ? »[i]
Car un jour j’ai dû partir. J’ai tout
quitté. Ca n’a pas été facile. J’avais grandi. J’ai pris la route. Les routes.
Celles des chemins d’abord, puis celles plus vastes et plus dangereuses des
océans. Comme Ulysse le voyageur. On apprend du voyage. On dit qu’ils forment
la jeunesse. Je ne sais pas. On ne peut pas réécrire son histoire. Il m’arrive
bien entendu de penser à la douceur de l’enfance. Mais à quoi bon ces regards
en arrière ? J’ai choisi d’avancer, de marcher droit devant. J’ai choisi
d’observer le défilé des nuages, les ombres et les lumières comme lorsque
j’étais enfant, les rires plus rares, le sein tendu d’une mère allaitant son
petit, un regard complice sur un bateau de fortune.
Je n’avais pas particulièrement le
goût du voyage lorsque j’ai dû quitter la maison. Mais j’ai vu du pays, ai fait
parfois de belles rencontres.
Arrivé en ville, ce sont les façades
qui m’ont impressionné. Leur taille, leur luxuriance.
« Plus me plaît le séjour qu’on
bâtit mes aïeux, que des palais romains le front audacieux » 1
Les bruits également. Incessants.
Moteurs de voitures, klaxons impatients, motos pressées. Une foule anonyme se
croise dans des métros blindés. Pas un sourire. Regards rivés sur un écran de
téléphone, difficiles à capter pour une éphémère connivence.
Et puis les portes. Celles à
ouvertures automatiques de commerces bien achalandés ; à sas, à digicodes,
celles d’immeubles cossus avec leur entrée marbrée, leur loge de concierge. Des
portes à poignées finement décorées, armées de grilles aux ferronneries sombres
nouées de fleurs, de végétaux. De belles portes vraiment bien qu’infranchissables.
Il arrive qu’elles s’entrebâillent :
Voici qu’on sort sur le boulevard. Jour de printemps
gris. On lève la tête, tend la main. Soudain se déplie un parapluie. Un
parapluie…
Chez moi, il pleuvait
peu.
A part des bombes.
L’une d’entre elle
balaya ma maison.
A présent, je dors
dans vos rues, sur des lits de goudron.
Confiné dans mon sac
de couchage.
« Heureux qui
comme Ulysse, a fait un beau voyage… »
[1] « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un
beau voyage »
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