Les réparateurs de chagrin



I
l y a une trentaine d’années, je me liai durablement avec une jeune adolescente. Cette relation  avait pourtant très mal débuté et nul n’aurait pu  présager son heureuse conclusion.
Je fréquentais le salon de son père, j’étais reçu à la table familiale. Ses parents me trouvaient spirituel malgré mon âge avancé et ma physionomie austère. Pour la jeune fille, ma figure passablement ridée, l’ostentation de mes rubans dorés revêtaient sans doute un caractère bien trop désuet. Car on se trompe en croyant que les femmes sont assez sottes pour être troublées par la gloriole et les décorations. Cette relation m’a prouvé qu’elles ne s’arrêtent pas aux apparences et cherchent sous l’écorce, la sève. Toujours est-il que pendant son enfance, elle me  boudait  et manifestait ostensiblement son ennui, le poing fermé sous le menton, les yeux au plafond, les ongles tapotant la nappe blanche. Mes discours comme mes histoires ne lui faisaient aucun effet, et j’avoue que j’en étais quelque peu froissé.
Consciente de cet état de fait, et désappointée par son désintérêt flagrant,   sa mère récidiva pour  tenter quelques rapprochements.  En vain. Elle quittait la table dès qu’on me présentait. Elle raillait mon vocabulaire, mes phrases trop longues, mon style suranné. A ses yeux,  j’étais « ringard ».  Avait-elle peur de moi ? Ne comprenait-elle tout simplement rien à mon jargon de barbon ?  Je suppose plutôt qu’elle ne supportait pas qu’on lui impose ses affinités électives. C’est bien connu,  le verbe « aimer » déteste l’impératif. Elle préférait s’enfermer dans sa chambre pour se trémousser sur un  simulacre de « musique » qui me dépassait totalement. J’ignorais si je devais son indifférence  à cette poussée pubère qui engendre la frivolité ou à ma nature propre, décidément trop démodée. Je me retrouvais parfois au cœur de farouches controverses familiales. Mais pour elle, ces disputes n’étaient en réalité qu’un prétexte  pour provoquer une  dissidence tutélaire. J’incarnais  finalement un banal conflit de générations.
Le temps passa. D’abord on m’ignora, puis on m’oublia. Je ne fus plus convié à table, ni nulle part. Pour clore le tout, on avait acheté un appartement à Paris.  On reviendrait simplement pour les vacances et pour passer l’été. Peu à peu la maison se vidait de ses habitants. Et de ses encombrants… Sans doute avais-je fait mon temps.
Impossible d’oublier cependant ce jour gris, ce jour de pluie et de spleen,  ce jour où nous nous rencontrâmes. De son balcon céleste, le soir se penchait. Nous étions à la mi-octobre. Elle était descendue au jardin, rêveuse, songeant à son enfance qui s’esquivait doucement.  L’averse venait tout juste de cesser. Des nuages mauves papotaient avec les derniers rayons d’un timide soleil. Ils s’égouttaient sur son ciré.  Elle entra dans la remise, farfouillant, cherchant quelques reliefs de son passé. D’abord, elle ne me vit pas. Je crois plutôt qu’elle flaira ma présence sans me distinguer pour autant.  Et puis dans un coin sombre, accommodant son clair regard turquoise, soudain elle me reconnut. J’étais racorni au milieu de tout un fatras, salement amoché.  Saisie, figée,  elle s’agenouilla. Elle me frôla du bout des doigts et murmura, émue : « Ô mon dieu ! Qui t’a mis dans cet état  mon pauvre vieux ? »
 Bien qu’elle n’ait jamais manifesté le désir de mieux me connaître, je savais que je faisais un peu partie d’elle-même, que je ne lui étais pas indifférent. Elle n’avait jamais, jusqu’à présent, éprouvé de sympathie particulière pour le vieux compagnon que j’étais, mais ce jour-là, sensible à  ma détresse,  elle semblait particulièrement affectée. J’étais si  fracassé !
Avec précaution, elle me redressa. Robuste, trapu,  volumineux, je suis puissant. Cependant,  contre elle, je sacrifiai tout panache et comme un malade fiévreux, je m’abandonnai… non sans profiter des coussins douillets de sa gorge vallonnée, non sans m’enivrer de son parfum ambré.
Elle résolut de m’examiner sous toutes les coutures, me tournant d’un côté, et puis de l’autre. Ses palpations ne me laissaient pas indifférent…mais  je ne bougeais pas d’un iota.  Puis elle souffla  sur mon chagrin, bien déterminée à chasser les restes d’escarbilles et de boue de mes oripeaux.   Sous ma pelure  pleine de  bleus, j’en profitai pour la contempler tout à mon aise. Je l’observai me découvrir : elle caressa une tranche de mon échancrure aux mille éclats dorés. Puis elle se mit à chatouiller une mèche de ma coiffe ébouriffée. Celle-ci  pendouillait  en tranchefil, arrachée, scalpée. Elle posa ensuite sa main sur mon dos cambré, déglingué. Il  s’affaissait comme une poutre vermoulue. Cependant, mon aspect repoussant ne la rebutait pas. Ma vanité n’en souffrait pas non plus car j’avais la certitude qu’une fois adopté, délibérément adopté, je lui prodiguerais des trésors…  Aussi dit-elle :
« Viens mon vieux,  je te ramène à  la maison. »
Je me laissai porter, transporté d’espérance, sans dire un mot. L’heure n’était pas encore venue…
Arrivés chez elle, elle m’allongea sur son lit,  s’arma de tout un attirail, cisaille, fil, aiguille,   afin de panser mes déchirures, mes plaies. Elle  me soignait comme elle le  pouvait, tremblante, craignant de me blesser davantage. Tandis qu’elle suturait quelques morceaux de chairs écorchées, elle  susurra comme pour elle-même.
             « Je ne suis pas experte. Il faudrait consulter un spécialiste. »
Que se passa-t-il à cet instant ? La pitié inspire rarement l’amour.  Pour naître, celui-ci réclame l’égale considération de deux personnages qui s’estiment. Fut-ce de la fraternité ? Ou bien la  forme compassionnelle et tendre de ce sentiment : ce fameux « agapè » platonicien ?  Toujours est-il que ses yeux s’ouvrirent et qu’elle tomba sous le charme de son sorcier mutilé. Enfin !
Alors comme promis, je lui ouvris mon cœur et me livrai tout entier. Ce fut un véritable coup de foudre. Elle paraissait  interloquée. J’ignore lequel de nous deux eut la meilleure fortune ce soir-là. S’il est évident qu’elle m’avait sauvé d’une mort certaine et prochaine, elle n’était pas mal tombée non plus.  Certes, son esprit critique n’était pas encore suffisamment développé pour en juger avec lucidité. Car il aurait été facile de la séduire avec des discours d’autant plus captivants qu’ils auraient été inédits pour ses jeunes oreilles.   Mais j’ai la faiblesse de croire qu’elle était déjà assez futée et affutée pour ne pas se laisser embobiner par des romans à l’eau de rose ou cousus de fil blanc.
Car mes mots l’envoûtèrent. Nous conversions d’âme à âme sans voir le temps passer. Je lui racontais mon histoire bien sûr, mais celle-ci semblait rejoindre la sienne, elle lui parlait d’elle-même, en miroir.  Un invisible lien nous enlaçait l’un à l’autre, sincère, discret et prodigue tout à la fois. Je ressentais le privilège « d’arrêter le regard bienveillant d’une reine. [1]» Je sentais poindre son émotion de fil en  aiguille ; un tissage harmonieux se tricotait entre elle et moi, un tissage peuplé de signes minuscules qu’elle déchiffrait, décryptait. Mais sans elle, je n’étais rien non plus, je ne pouvais me déployer qu’à travers elle. Je sentais bien que le désir était né, un désir qui ne s’éteindrait plus. Je n’étais que le premier et je ne m’imposerai pas. Bientôt, je serais remplacé par un autre. Qu’importe ? Qu’elle devienne libre, indocile, rebelle, infidèle, et je m’effacerai, philosophe,  ma mission accomplie.
Mais pour l’instant, j’étais bel et bien là.
Comme une fiancée après l’amour, elle s’était endormie, le visage abandonné, tout contre moi. Ses cheveux bouclés au front effleuraient une de mes pages.


[1] Citation de John Ruskin

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