In a sentimental Moon




U
ne lueur me réveilla : c’était la lune. Ces salauds m’avaient balancé à l’arrière de leur fourgonnette et  je ne sais plus si je m’étais assommé ou évanoui… Je peux dire que j’avais été sonné. Je pensais, malgré ma situation plutôt délicate, aux premiers vers de ce poème de Musset :
« C’était dans la nuit brune,
Sur la clocher jauni
La lune
Comme un point sur un i. »

Y’avait pas un chat dehors, inutile d’appeler à l’aide. Je voyais défiler les peupliers derrière la vitre. Il me manquait déjà.
Par acquis de conscience, je me mis à tâter mon corps meurtri : quelques égratignures, quelques griffures… Je savais qu’elles le rendraient malade. Il avait toujours pris soin de moi, et lorsqu’il m’attrapait, son regard m’examinait avec l’attention grave d’un mélomane averti. Chaque jour, il me recomposait, rejoignait les différentes parties de mon corps désarticulé tout en vérifiant de ses mains éprouvées, mon harmonie. Ses doigts me caressaient alors doucement pour une délicate et attentive préparation de notre jeu… Il lui était déjà arrivé, dans un impérieux élan, de me saisir avec fougue au beau milieu de la nuit,  d’humecter de sa salive encore moite et endormie mon anche tendue pour ses lèvres virtuoses… et de jouer de moi, sous les étoiles, jusqu’à l’aube. Alors le chant des oiseaux, des tourterelles, des tous petits moineaux, accordaient leurs becs pour un drôle de concert : et les voisins n’avaient pas besoin de réveil, ces matins-là !
Pour l'heure, j'étais aveuglé par les rayons lunaires qui réfléchissaient sur ma carcasse argentée. Je me sentais infirme, orphelin. Les soubresauts du véhicule me faisaient hoqueter : les voleurs avaient quitté la ville et le chemin qu’ils empruntaient était truffé d'ornières. Pendant leur sale besogne, ils avaient balancé mon écrin au beau milieu de la pièce, aucune protection ne me cuirassait plus : j'étais nu comme un ver, à poil, vulnérable. La fourgonnette s'arrêta devant une baraque sinistre et isolée, une sorte de raffinerie désaffectée, maudit repère de bandits …. et paumé, totalement paumé. C'est pas là que j'aurais des chances d'être retrouvé ! L'un d'eux ouvrit la portière et me saisit sans ménagement.
-         Combien crois-tu qu'on peut en tirer ?
-         J'sais pas deux mille balles au moins...
 Deux mille euros ? J’étais presque vexé. Manquait plus que ces deux abrutis passent une annonce sur « Le bon coin » et je me retrouverai dans les bras d’un débutant boutonneux. Quelle déchéance !  Retour à la case départ. Pire même !
Parce que, avant qu’il ne me remarque, je faisais partie de la fanfare d'un village, et franchement, le gars qui m’employait n’exploitait pas le quart de mes capacités. Alors,  les marches  militaires les défilés du 14 juillet, les cérémonies du 11 novembre, celles de l'armistice,  je  me les farcissais toutes ! Mais ras-le bocal : je rêvais d'ailleurs. J'avais entendu un type, John Coltrane, à la radio, et je songeais que  j'aurais bien aimé fricoté avec ce gars-là. Une autre  fois, c’est un solo de Charlie Parker qui m’envoya au  tapis. Sonné, boxé. Je me souviens encore du titre « Kim ». J’en avais eu les guibolles coupées. Comme un cobra, le son brûlant, velouté, unique, s’entortillait autour de mon cœur médusé.
Au départ, j'avais reçu une petite formation classique et à choisir, je préférais  encore ça aux commémorations militaires. Dire que j'aurais encore été à moisir dans ce trou, si le village  n'avait pas eu la bonne idée de se débarrasser de moi : On  souhaitait me remplacer par un type plus fringant, un jeune con en laiton vernis, quoi !

Mes deux ravisseurs  m'abandonnèrent dans une pièce humide, une sorte de cagibi pourri. Un filet de lune traversait une vague lucarne.  Quelques  toiles d'araignées chatouillaient mes tétons de nacre. Un drôle de faucheux vint même se glisser au cœur de mon pavillon doré et je le sentais remonter jusqu’à ma culasse. Cet invité surprise aux longues pattes délicates glissait le long de mon encolure et pour rien au monde je n’aurais voulu le chasser. Je le sentais, frissonnant, effleurant mes parois argentée et je cherchais à suspendre cet instant d’éternité. Il distrayait ma détresse. Je n’étais pas faucheux mais fauché. En pleine ascension. Me pensées divaguèrent une nouvelle fois vers lui : Bien sûr, il pourrait me remplacer, encore que ce son si particulier qu’il tirait de moi, nous l’avions créé ensemble. Notre alchimie était complexe, remplie d’harmonies riches, sans vibratos forcés. Qu’allais-je devenir maintenant que j’étais embarqué  dans une sale embrouille, séquestré par deux toquards ?
Soudain,  mes yeux se posèrent sur la cuvette des chiottes, je devins aussi livide qu’elle. Mais, en parlant d’urinoir,  un souvenir me revint en mémoire.  C’était en avril, à Coutances, sous les pommiers… Un fameux jour  de concert : nous avions beaucoup répété, et certains  morceaux du spectacle avaient été minutieusement écrits  contrairement à d'autres, qui laissaient plus de place à  l'impro. Je ne me souviens plus très bien ce qu'il avait  absorbé avant de jouer, cocktails, whisky, champagne peut-être. Il buvait trop, surtout depuis que la belle, la funny, la sensuelle Georgia l’avait planté pour le contrebassiste. Il noyait son chagrin. Toujours est-il que, au beau  milieu de son solo, une irrépressible envie de pisser. Dans un violon ? Difficile ! On en trouve assez peu dans un quartette de jazz.  Je sentais les pulsations de son cœur battre la  chamade ; son postérieur commençait à se trémousser et  pour un peu, il aurait dansé un charleston, ou joué «  Misty ›› sur le rythme de « Giant steps ››. Il  commença à me mordiller le bec impatiemment, puis  ses doigts noueux s’agitèrent avec plus de vigueur et d'  empressement. Tout à coup, notre solo à peine achevé,  j'en étais encore  à tintinnabuler la dernière note, que  je me sentis plaqué  contre lui et transbahuté à travers les autres musiciens  qu'il bousculait, l'air hagard. Je l'entendais compter : « Dans dix mesures il faut que je sois de retour... Merde ! Déjà la neuvième... ››. Il se mit alors à ouvrir toutes les portes qu'il rencontrait en gémissant, et contrairement à ses habitudes prévenantes, il courait sans me ménager. Suspendu à la sangle, je me sentais aussi ballotté qu’une feuille de lotus sous un typhon. J'allais couiner quand nous vîmes, dans l'angle d'un couloir assombri, une bonne, grosse et grasse poubelle. Dans un élan fou, il l'embrassa du regard, l'empoigna, la décalotta d'un coup sec et lui injecta un flux tiède et vigoureux « Hum...Big nique !... ›› fredonna-t-il, en extase, sur l’air de Coltrane. La cinquième mesure était déjà bien entamée ;  je nous imaginais déjà faisant la manche dans le métro, two strangers in the night… Soudain, tandis qu’heureusement il refermait sa braguette,  à l'instant précis où il se détournait de sa pissotière préférée, il se figea. Un doberman nous reluquait d'un œil maussade : je m’attendais à le voir nous dresser un procès pas franchement verbal pour déchargement illégal dans un lieu public ... mais mon ami n'avait pas le temps de s’arrêter à ces considérations canines et il sortit aussi promptement qu'il était entré, sous l'œil curieux du cleps déconcerté : s’il avait eu une soucoupe, on lui aurait jeté cent sous pour son office de dame pipi.
Pour sûr, c'était de bons moments, et rien que d'y penser, ça me nouait le bocal. Pour un peu, je me serais mis à chialer des larmes de mercure argentées et perlées ; mon âme miaulait un blues bleu de looser. Foggy night... J'étais blafard, j'étais cafard, l'aube se levait, peinarde, la veinarde.
Alors je me mis à inventorier les solutions pour me sortir de ce trou à rats. M’enfuir par la lunette des chiottes ? Trop scabreux et dangereux pour un Selmer Mark VI de mon espèce. Et puis je ne sais pas nager. Peut-être qu'à l'aide d'une première lueur, tissant une corde de brume, je pourrais me faire la belle par la lucarne ? How higt the moon ? Ou bien invoquer mon ancêtre qu’on nommait autrefois « Super Action » ?  Ou quelque saint ?  
Mon pavillon  dressé en guise de porte-voix je mégaphone alors : « Allo, papa swing, ô Charlie ! Évapore-moi en Bird... Et toi, Cécile, ma fille, si tu pouvais me saupoudrer quelques paillettes pour que je compose à nouveau les contours du Chatanooga choo choo et que je m'évade sur sa fumée blanche. Il m'emporterait dans un chant de coton, où des brothers nègres rugiraient des gospels d’Alléluias. ››
Fut-ce l’intensité de ma prière qui toucha le vieux Parker et la vierge musicienne ? Car je me sentis, tout à coup aspiré de l’entretoise à l’embouchure par le tout dernier rayon de lune. On the moon, moumoune, et adios los terroristos !
Enivré de rosée, j'atterris, un peu éméché, sur les cheveux crépus d'un ange.
« C'était, dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
La lune
Comme un point sur un i. ››

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