Cristallisasong



 « Parlez-moi d’amour, redites-moi des choses tendres,
Gna, gna, gna gna gna,  mon cœur n’est pas las de l’entendre. »
La fenêtre de ma nouvelle voisine éructe cette vieille rengaine des années trente. Rien que le prénom de la chanteuse « Lucienne » semble dater de la guerre des Gaules.
Encore heureux que ce ne soit pas la version « gendre idéal » pour octogénaires nostalgiques, celle de Bruel. Si ça continue, dans deux minutes, on a le droit à « La Complainte du phoque en Alaska ».
Il faudra procéder à un renouvellement méthodique de la discothèque de la dame… Quitte à exhumer des antiquités, autant lui offrir les Rita. On pourra au moins se déhancher dans la rue sur une version de l’amour plus réaliste :
« Les histoires d’amour finissent mal,
En général.  »

Justement ma voisine sort de chez elle. Une demi-gaillarde rousse de cinquante automnes environ. Un tablier aussi périmé que Lucienne Boyer, à fleurs orange sur fond rouge. Ses yeux sont tristes comme Eurydice sans Orphée. L’enfer quoi. Pourtant, quand elle les pose sur moi, je distingue un éclat de malice pas vraiment fané, lui. Bon, soyons franc : c’est pas le genre de fille avec laquelle j’effeuillerai la pâquerette, voire plus si affinités.  Je n’imagine pas non plus l’embarquer à un concert des Stones. Mais  la cornette ne fait pas la nonne. Elle me tend une main énergique :
« Henriette Beyle.
Henriette… c’est encore pire que ce que je croyais. Quant à « Belle » l’homophonie ne l’avantage  pas vraiment et prêterait presque à sourire. Je chasse mon cynisme en secouant la tête.
-          Prénom d’avant-garde, dis-je  pour être poli.
Elle m’invite à boire une bière chez elle.
-          Si vous stoppez votre  phonographe, je suis votre homme. »
Elle sourit. Je la suis.  
Après six ou sept bières sifflées, Henriette se lâche. Elle ne grimpe pas sur la table, à poil, pour m’interpréter une danse du ventre, hélas non, (mon œil circonspect de mâle en eût été curieux…), elle se met à parler, à se déverser plutôt, en un  flot  ininterrompu de paroles ;  c'est la Mer Rouge ratatinant les égyptiens.
Elle a beau s’appeler Henriette et écouter Lucienne, elle semble moins préhistorique qu’elle n’y paraît. Après la Chartreuse qui a d’ailleurs succédé à une fameuse bouteille de Lambrusco (mon  vin préféré, un vin de Parme à l’écume carmin, farouche, et aux parfums de violettes), logique, on se tutoie.   Elle commence par me  parler de son métier, puis de ses voyages, puis de sa jeunesse. J’ai l’impression de rembobiner une vieille bande vidéo, avant les lasers, avant les Blu-ray, avant les DVD HD ; de revisiter la théorie de l’évolution en marche arrière, comme s’il fallait gratter la croûte superficielle d’un être pour en découvrir la substantifique moelle. Sous la surface inerte résiderait-il un magma en fusion ?   Mais si je suis chercheur, je ne suis pas paléontologue, je ne farfouille pas sous les vestiges  des crânes aux cheveux roux,  je ne la questionne pas.  Je me contente de ce qu’elle veut bien me livrer. On en vient aux paysages. Les gens sont toujours nés quelque part.
« Es-tu déjà passé par la Côte Saint André ? C’est un bled un peu paumé en Isère, pas tout à fait le trou du cul du monde comme en Corrèze, où tu peux rouler trente bornes sans croiser un hominidé, mais c’est une ville modeste de cinq mille bonshommes, à cinquante kilomètres de Grenoble. C’est là que j’ai passé mon enfance et une partie de ma jeunesse. 
-           J’ai un copain, Luc Dembowski  qui est né à La Côte et qui m’en parle souvent. Ses parents y tenaient la Maison de la presse, je crois. Tu l’as peut-être croisé, vous êtes environ du même âge.  »
 Elle pâlit.
«Tu… Tu connais Luc ? »
Luc est mon collègue au LNCMI (Laboratoire National des Champs Magnétiques Intenses) de Grenoble, évidemment que je le connais. On joue aussi de la musique ensemble.
« Tu connais Luc ? »
Elle a des étoiles plein le regard, c’est la vitrine des grands magasins à Noël,  et les rayons qu’ils transmettent pourraient éclairer Hong-Kong pendant des lustres, c’est le cas de le dire. Je la sens aussi  assez proche de la surchauffe. En électrochimie, on s’en méfie : un courant électrique trop intense risque de faire fondre la bobine ou de la faire exploser.
« Tu connais Luc ? »
Illuminée et bègue, la dame devient inquiétante. Euh… oui, je connais Luc. Je pourrais ajouter que l’on travaille sur le carbonate de calcium et sur ses formes cristallographique : forme amorphe et polymorphe du dit carbonate de calcium. Mais je m’abstiens. Je ne suis pas sûr qu’elle soit en état de me suivre. J’ai un peu l’impression d’être devant l’allégorie de la sidération, l’arrivée de King Kong dans les rues de New York, l’atterrissage d’un OVNI sur sa terrasse, George Clooney frappant à sa porte avec un bouquet de roses pourpres.
« Toi aussi, apparemment ! J’ai tapé juste on dirait. »
Ses joues s’embrasent :
« Cet homme, je l’ai aimé. Ce fut mon premier amour et peut-être le seul. Ses boucles brunes, son regard, son goût des voyages, sa façon de bouger, de rire, de me regarder, sa liberté d’esprit, et musicien avec ça ! Il jouait de la basse. Je me souviens qu’il avait cumulé plusieurs jobs d’étés pour s’offrir la guitare de ses rêves : une Rickenbacker 4001. Il m’avait raconté que c’était une basse mythique. Paul McCartney, Chris Squire et Roger Glover jouaient sur une Rickenbacker. La sienne était rouge et noire. Il faisait partie d’un groupe de Rock au lycée, les « Dream Lover » et se produisait sur de petites scènes locales. Je n’ai jamais manqué un de ses concerts. J’étais raide dingue de lui. Genre groupie du bassiste, tu vois ? Il me jetait des regards, si tu avais vu… Chaque fois qu’il entrait sur scène, c’était pour moi comme une apparition. Un jour, il s’est approché tout au bord, j’étais en contrebas, les yeux rivés sur lui. Il venait de croquer dans une pomme. Soudain il me l’a envoyée comme  on jette sa chemise et  puis il s’est penché… et m’a joué un solo, pour moi toute seule. Il y avait ses lèvres sur la pomme, je l’ai embrassée, léchée. J’ai gardé le trognon jusqu’à son inéluctable désintégration.... J’en étais dingue, je te dis. Ce fameux soir  il m’a parlé. Et puis cette nuit-là….
Le temps a passé depuis, mais c’est impossible qu’il m’ait oubliée, qu’il ait oublié cette nuit d’amour fou, cette fusion totale, ce cataclysme charnel, cette osmose absolue.  Le lendemain, il partait en voyage, je lui ai écrit. Mes lettres se sont-elles perdues, je n’ai jamais reçu de  réponse. Mais une nuit pareille, non,  il n’a pas pu l’oublier.  Trente ans après, moi,  j’y pense encore et j’en ai des frissons dans le ventre, dans les reins, partout. Reparle-lui de moi, veux-tu ? Il est impossible qu’il m’ait oubliée, »  répète-t-elle obstinément comme un vinyle trop écouté, un peu rayé.
 Ses accents déchirants,  pathétiques transpercent  mon cœur de chou-fleur ramolli. Même mon vieux blouson de cuir tout clouté piaule un sanglot long, de violon, monotone.
Ensuite  je la quitte,  l’abandonne à  son passé, persuadé que sa nuit sera peuplée de morceaux de Motorhead, de Mettallica ou … des Dream Lover.  
Me reste à résoudre un mystère intégral : comment  peut-on effectuer un tel virage à 180° ? Comment peut-on écouter Deep Purple à dix-sept ou dix-huit ans et se farcir Lucienne Boyer à cinquante ?  L’effet Luc Dubowski expliquerait-il à lui seul ce tsunami, ce naufrage, ce crash musical ?  Sans doute. Car  lorsqu’on apprend que certaines ont  aimé Mick Jagger et épousé, in fine, Nicolas Sarkozy… on comprend alors  mieux les femmes.

Je veux m’acquitter de ma « promesse » dès le lendemain, mais décide de laisser un peu de suspens pour pimenter les retrouvailles de Luc et d’Henriette. Je me sens impatient et aussi joyeux et niais qu’un Apollon facétieux prêt à décocher une de ses flèches. Je vais aussi venger Tristan et Iseult, Eloïse et Abélard, Juliette et Roméo. Je suis le Jedi de l’amour ; j’ai une mission à accomplir ; un  monde à sauver.
A la pause-café, j’entreprends Luc.
« Alors mon vieux, comme ça, on jouait les rock-stars  dans sa jeunesse ? »
Il sourit comme s’il avait l’habitude de signer des autographes au labo. Je l’observe et, c’est vrai, Luc a un beau regard sombre, direct,  un rien ironique voire moqueur. Dynamique, souriant,  il pourrait décrocher un contrat pour le prochain « Mission impossible », ou poser pour le calendrier des dieux du stade… Ce type est un optimiste, un fonceur énergique, un casse-cou indomptable,  qui s’envoie souvent en l’air…en parapente. Mais pas seulement. Il aime dépasser ses limites,  escalade les plus vertigineuses parois et les plus abrupts sommets des Alpes. Il lève un sourcil, à peine surpris, et me demande :
« Comment tu sais ça ?
-          J’ai une nouvelle voisine.  Elle te connaît et se souvient rudement bien de toi…
L’œil toujours goguenard et un rien modeste, il me répond :
-          Ouais je sais, c’est toujours l’effet que je fais aux filles.
-           Tu lui as laissé … un souvenir…fabuleux.
-           Ouf ! J’ai cru pendant une seconde que je lui avais laissé un souvenir moins chimérique, genre : un gosse sur les bras.
-          Tu aurais pu, d’après ce qu’elle m’a raconté…
-          Eh bien, elle t’en fait des confidences ta voisine… qui s’appelle ?
Je veux qu’il mijote un moment dans son jus, ce séducteur, ce Dick Rivers des samedis soir, ce briseur de cœurs tendres. Je suis aussi peut-être un peu jaloux.
-          Une grande femme rousse.
-          … Ben tu sais, moi les filles… je  l’ai connue y’ a longtemps ?
-          Hier… Il y a une une trentaine d’années seulement. 
-          Ouahhh… et elle se souvient encore de moi ? Ben dis-donc, la classe !
-          Tu lui jetais des pommes dans lesquelles tu avais croqué et elle craquait sur tes canines…
-          … Euh … je fumais pas mal à l’époque. Une rousse, tu dis ? Y’a trente ans ?
-          Oui, l’époque de ton groupe au nom super sexy « Les Dream Lover ».
Je crois percevoir un léger, un très léger embarras.
-          Oh là là… le nom ringard ! Qu’est-ce qu’on peut être con quand on est jeune.
Je me lance, profitant de son rare aveu de faiblesse.
-          Henriette !
-          Quoi Henriette ?
-          Henriette Beyle.
-          …. ? J’connais pas d’Henriette. Mais dis-moi, c’est un putain de prénom ça !.Ca rime avec…Elle porte des lunettes ton Henriette ? Parce que femme à lunettes, surtout s’appelant Henriette, femme à …

Il m’agace, je pense à ma voisine, je me demande s’il n’aurait pas légèrement inversé les rôles en me voyant venir avec mes sabots d’Henriette qu’étaient tout grossiers.
-          Mais tu le fais exprès ou quoi ? Une nuit d’amour fou.
Il éclate franchement de rire.
-          C’est elle qui t’a raconté ça ? Elles sont dingues les filles ! Moi tu sais, je suis comme un poisson, je donne quelques coups de queue mais je nage vers d’autres eaux…Les filles à l’époque, ça allait et ça venait. Si je devais me souvenir de toutes les gonzesses avec lesquelles j’ai passé une nuit… 
J’insiste, presqu’en le suppliant.
-          Mais enfin Luc, rappelle-toi, tu t’agenouillais au bord de la scène, tu lui jouais des solos sur ta basse, une Rickenbacker.
Soudain, je vois enfin son regard s’illuminer. « Pas trop tôt ! » que  je me dis. 
Il sourit en extra-large et déclare, les yeux remplis de paillettes ardentes :
-          Ah !  Ma Rickenbacker, je m’en souviens ! Un son orgasmique, une anatomie à faire damner tout le Vatican, un bijou, un pur diamant. Tu parles si je m’en souviens !  On me l’a volée il y a quinze ans. Je ne m’en suis jamais remis. J’en rêve encore la nuit, je me réveille en sursaut croyant l’entendre, je rêve que je la touche, que je la prends, que je la fais chanter sous la lune. Elle était mythique. Unique.
Sa voix s’est lézardée :
-          Une Rickenbacker 4001.  Elle était noire et… rouge. »

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