Une fille de Bessans


Une femme surprise à sa coiffure fuit,
Comme si elle était nue.[1]


D’une main ferme, le père attrapa la brebis et la déshabilla de sa toison. La saint Jean approchait et les troupeaux bessanais se préparaient pour la transhumance.  Leur flot gris  envahirait bientôt les rues uniques des villages alentours dans une cascade de sonnailles.  
Salomé entra dans la bergerie et tous les hommes suspendirent un instant leur ouvrage. Surtout le Julien, qui la contemplait plus à son aise, vaguement jaloux de la partager avec d’autres. Sous une fraîche coiffe blanche,  son ample  chevelure rousse dégringolait sur ses reins,  nouée nonchalamment d’un modeste cordon de cuir. Se sentant observée, elle se retourna vivement et  défia le jeune homme d’un regard effronté. Le père intervint :
-          Qu’est-ce que tu patasses Poussine ? Va te peigner, tu es toute écharboutée qu’on dirait une sauvageonne !
Je vis Salomé tourner les sabots et entrer dans la ferme. Je la suivis en trottinant de mes tout petits pas. Attrapant une brosse de crin, elle se pencha vers la pierre à évier, se planta devant le grossier miroir. Patiemment elle remit de l’ordre dans ses mèches folles. Elle les dénoua, les tressa,  puis, à l’aide d’épingles et de rubans, elle les natta comme une bavaroise. Deux couleuvres séparées d’une raie claire, tombèrent lourdement sur ses épaules.
Les cheveux de ma sœur sentaient l’herbe, le blé, les saisons, la forêt. Je m’endormais près d’elle en humant leur parfum boisé et le jasmin.
Toute petite que j’étais, je voyais cependant ma Salomé se métamorphoser en femme. Lorsqu’elle se croyait seule, elle se parfumait, rehaussait ses paupières de far bleuté et surlignait ses pupilles émeraude d’un trait de crayon noir. Notre mère n’était plus là pour la protéger d’éventuelles imprudences et le père, trop usé  le soir par la besogne, ne songeait pas à lui faire la leçon. D’ailleurs il parlait peu. Il nous aimait d’un amour rustre et humble dont il fallait dénicher la tendresse derrière les silences mais ses maladresses et ses gestes gauches laissaient entrevoir une humanité de géant. Pourtant ce soir de juin 1944, il dit à Salomé :
-          T’es ben jolie Salomé, prends seulement garde aux couratiers. Et pis y’a les Bosches. Leurs femmes, elles sont restés au pays. Ceux-là, c’est ben tout de la même couble, encharmilleurs et compagnie.  Y’en qui logent au Villaron. Tiens-toi ben à distance d’eux. Sont comme des charognards qui guettent leur proie.
Ma sœur rassurait le père, mais dès qu’il avait le dos tourné, elle  quittait la maison, grimpait aux côtes et observait de loin ces étrangers polis dont elle n’osait encore approcher.
Un matin, il envoya Salomé au village. Un âne avait déferré, il fallait passer à la forge, demander au maréchal de monter. Elle prit ma main, sa  légère cape de feutre, et nous voilà toutes deux dévalant les sentiers. La Charbonnel, vautré comme un gros chat,  nous bouchait la vue. Des chocards ébène tournoyaient dans le ciel presque clair. Seules quelques brumes blanches couronnaient la pointe de Tierce. Nous marchions d’un pas d’aventurières et j’avais bien du mal à suivre ma sœur qui me tirait parfois le bras en le soulevant, ce qui me décollait du sol.  Son rire tintait,  il se mêlait au vent, à la lumière, à sa jeunesse. Elle se mit à chanter :
« Je ne t'oublierai pas, Bessanaise jolie
Souviens-toi des folies, que nous faisions là-bas
Donne-toi dans un rêve, t'aimer je te le jure
Mais si tu n'restes pure, n'attends pas mon retour. »

Il se mit à pleuvoir,  une vive et violente averse de printemps. Nous nous mîmes alors à courir mais nous arrivâmes toutes trempées chez Favre. Heureusement, son atelier était situé à l’entrée du village. On y pénétrait par une grosse porte surmontée d’une demi-voûte, toujours ouverte. La chaleur nous enveloppa immédiatement. Salomé défit ses nattes et, la tête renversée, elle secoua sa tignasse fauve en arrière. Sur les parois de cet antre, le feu rouge projetait les grandes silhouettes vacillantes du maréchal et de son ouvrier. Ce théâtre fantastique d’ombres chinoises me fascinait.  Des escarbilles voletaient autour de l’enclume que  frappait le marteau. Dans cette ambiance obscure et ce bruit infernal, Favre ne nous avait pas remarquées. Nous restions debout, le dos tourné à l’entrée, à attendre.  Soudain, une brusque rafale de vent s’engouffra dans la boutique et une casquette de toile grise atterrit aux pieds de Salomé.  Elle baissa les yeux, surprise.
Tandis qu’elle s’agenouillait pour la ramasser, un jeune homme blond avec un fort accent germanique se précipita vers elle pour l’en empêcher.
-          Danke schön, jolie mademoizelle.
Le SS Obersturmbannführer Franz, avait une belle prestance. Un franc sourire, des yeux clairs et vifs. Il portait, outre sa volatile casquette, une vareuse  et un pantalon de montagne resserré dans des brodequins à ailes de mouche. On pouvait observer ses galons  sur la patte de collet gauche et sur  les épaulettes.
Ce fut alors un drôle de mouvement de pantomime, qui se relevant,  qui plongeant. Mais à  l’intersection de ces deux fils de marionnettes, quelque chose s’emmêla dans ces deux regards qui se tressèrent. Cet effleurement invisible produisit une étincelle, qui, je le compris plus tard,  les embrasa immédiatement.  
Nous nous en retournâmes sous l’arc en ciel, et, pour Salomé, la tête dans les étoiles.  Les arbres scintillaient de perles argentés. Cependant, elle ne parlait plus, ne chantait plus, n’était déjà plus vraiment là. Son pas s’était ralenti.  
Ils se revirent. Souvent. Je servais parfois d’alibi à quelques crimes amoureux dont j’étais bien loin, à mon âge,  de soupçonner la nature.
Un après-midi de juillet, Franz retrouva Salomé au cinéma de Modane. Je me souviens encore du titre du film  « Beatrice devant le désir », car Salomé me bassina les oreilles le soir, au coucher, en me racontant  ce mélo : un chirurgien s’était violemment épris de Béatrice, la belle orpheline qu'il avait élevée. Il allait jusqu'à la déshonorer pour compromettre son mariage avec le jeune homme qu'elle aimait. Salomé comprenait la malheureuse héroïne qui n’avait pas un comportement irréprochable : « Tu sais,  elle n’a pas eu l’amour d’une mère, et puis elle est tombée très amoureuse, c’est pour ça qu’elle a perdu sa dignité. » Tous ces mots  « déshonneur, dignité » me semblaient bien compliqués mais j’écoutais toujours ma sœur béatement.
Pour cette sortie, elle avait aussi menti au père en rapportant qu’elle avait vu ce film avec la Fanette. Mais la discussion faillit être houleuse alors qu’elle relatait un incident qui s’était produit pendant la projection.
-          Pendant que les actualités passaient, papa, y’avait Hitler à l’écran, et y’en a d’ chez nous, des copains au Julien je crois, qu’ont sifflé dans la salle. Et ben moi, j’étais gênée, j’ai pensé à tous ces officiers  qu’étaient aussi dans le cinéma. D’ailleurs, y z’étaient pas ben contents. Y sont partis en disant qu’y aurait des représailles.
-          Ben Salomé, tu penses aux officiers allemands toi ?  Mais on leur a rien demandé, nous. Que des gars du coin y manifestent,  qu’y leur disent de dégager d’notre coin et d’sen retourner d’où qui viennent, c’est ben courageux.
-          Mais j’ai discuté avec des officiers et je…
Le père s’arrêta net de manger . Il releva soudain la tête, comme si on lui avait cogné dessus.
-          J’t’avais causé à ce sujet, faut pas fréquenter ces gars-là ma fille, attention.
Salomé rougit mais insista.
-          Oui papa mais y sont comme nous tu sais. J’te jure que ce sont des hommes comme nous, de bien plus pauvres hommes pt’tête ben, qui souffrent  parce qui z'ont un chef cruel, tout le monde les déteste, et pis qui sont si loin d’chez eux coupés de leur famille.
Le père, de plus en plus furieux, répondit :
-          Y’a rien à comprendre du tout ! Avec ces Bosches qui pillent nos champs et qui tuent les nôtres. Et que je te vois point trainasser avec l’un d’eux sinon t’auras à faire à moi. File avant que je m’échauffe pour de bon.
Le lendemain, il y eut effectivement des représailles car plusieurs de ces jeunes garçons furent arrêtés par la Gestapo et internés. L’un d’eux, qu’on prétendait être le meneur,  eut non seulement le crâne rasé, mais fut fusillé le lendemain. Mais  Salomé ne voyait rien, n’entendait rien et elle continua à rejoindre Franz plus ou moins discrètement.
Et puis un jour, le Julien demanda à parler à ma sœur. Il semblait impatient, il avait passé une chemise blanche et se présentait avec un bouquet à la main. Elle n’était pas à la maison. Il tourna un instant dans la cour, puis, comme il entendait des rires dans la grange,  il en écarta le battant de porte comme on le ferait d’un rideau de boudoir, et  surprit Salomé et  Franz  enlacés.
Il recula, comme saisi d’horreur, lâchant le joli bouquet.
Je le vis tourner les talons et quitter la cour la tête basse, le regard fixe, les dents et les poings vissés.
En septembre, Modane fut libéré. Les allemands,  se retranchèrent. Epouvantable débâcle avec son lot de prisonniers de vingt ans qui creusaient leur tombe avant de se faire fusiller.
Franz eut le temps d’adresser mille promesses à Salomé. Ils se reverraient bientôt, lorsque la guerre serait terminée, oui, bientôt. Ma sœur l’aimait follement !  Elle était de ces femmes  qui, une fois qu’elles avaient donné leur cœur, se donnaient toute entière à leurs amants.
Un soir, en guise d’adieu, elle s’empara de petits ciseaux. Ils  couinèrent lorsqu’elle coupa une mèche de ses cheveux roux, pour l’offrir à son bien aimé. Franz s’amusa à la travestir en moustaches pour distraire de ses larmes, celle qui l’aimait. Puis il partit.
En Novembre, Salomé comprit qu’elle était enceinte.
Le désespoir de Julien avait fait place à une rancœur sourde. Il parla. Au village tout entier d’abord, à notre père ensuite.
Ce soir-là, il  s’approcha de sa fille,  et, refusant de la regarder, il  la gifla de toutes ses forces, de toute  sa colère contenue, de toute sa honte. Il la traita de tous les noms, de panosse et de traînée.
Puis on vint la chercher et l’empoignant pas les cheveux. On la traîna jusqu’à la place de la Fontaine. Une foule s’y était rassemblée et des injures pleuvaient. Une femme, une bien-pensante, bonne catholique du village,  lui décocha une boule de neige. Une seconde en fit autant, puis une troisième. Toutes s’en donnaient à cœur joie pour lapider la pécheresse. Même le curé restait là, muet, un vague rictus aux lèvres, se gardant bien d’intervenir. Salomé recevait tout en plein visage, en plein cœur, mais elle ne bronchait pas. Elle levait parfois la tête au ciel, semblant l’interroger de ses yeux clairs.  On la fit monter sur une charrette où on la dénuda. L’offense de son ventre arrondi fit redoubler les insultes « traitre, salope, putain ». La populace se déchaînait et la couvrait  de débris de légumes, d’œufs pourris, d’ordures. Deux hommes s’approchèrent, deux résistants. L’un, à l’aide d’un rouge à lèvres, ratura le fœtus d’une croix gammée. L’autre attrapa des cisailles et, mèche après mèche, tondit ma sœur. Ses boucles rousses dansaient en tournoyant autour de ses chevilles puis tombaient une à une comme des pétales. Sur le plancher, la flammèche rouge de ses cheveux léchaient et embrassaient ses pieds nus.
Cette nuit-là, Salomé se pendit.  
Sa tombe est quelquefois fleurie.


[1] La  Maison de Claudine- Colette-

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

I l y a une trentaine d’années, je me liai durablement avec une jeune adolescente. Cette relation   avait pourtant très ...